samedi 29 juin 2019

COUPS DE COEUR DE L'ETE


Bonne nouvelle, l’été s’annonce… avec ses temps de découvertes et ses plages de plaisirs. Que vous soyez dévoreur de romans, amateur de pavés ou lecteur occasionnel pendant la période estivale, prenez le temps de vous « recueillir », couché à l’ombre d’un grand chêne, près d’un ruisseau, assis dans un fauteuil confortable d’un TGV ou d’un avion ou bien encore bercé dans un hamac tendu entre deux cocotiers sur quelque plage tropicale… Peu importe ! Et  toutes affaires cessantes lisez les quelques recueils « coups de cœur » que nous vous proposons comme autant de recettes pour oublier le temps qu’il fait et le temps qui passe. 
 

 


 

Nous sommes à la lisière, Caroline Lamarche, Gallimard, 176 pages, 16 €

 La lisière dont il est question dans ces neuf nouvelles est celle qui s’étend entre le monde humain et le monde animal. C’est le lieu où les personnages, hommes, femmes et animaux vont se croiser, vont échanger. Car à l’habituelle personnification des animaux, auxquels on donne ici des noms Frou-Frou, Mensonge, Merlin… répond l’animation des êtres humains, qui découvrent comme en « miroir » des attitudes, des sentiments qui leur redonnent vie, qui les ré-animent !  Toute la nature est animée par la même force et le garde forestier « parle des arbres comme de personnes vivantes » (p. 142).

Ainsi cette étudiante qui travaille sur l’œuvre de Joyce, après avoir rencontré un hérisson qui a manqué d’être écrasé par une voiture décide de l’appeler Ulysse et avoue «  je pensai à cet animal comme à moi-même» (p.92). 

Quant au petit écureuil qu’une femme croise dans un cimetière, il l’aide par sa légèreté à supporter le poids d’un deuil récent : c’est pourquoi elle l’appelle secrètement Rudi, du nom de son enfant mort prématurément.

Jusqu’où peut-on pousser le parallélisme ?  En quoi la situation de Manju qui a été placé en refuge est-elle comparable à celle de la cane Frou-Frou recueillie dans un refuge pour oiseaux blessés qui à son tour peut ressembler à un hôpital pour malades et vieillards ? Au bout d’un certain temps, l’un et l’autre pourront prendre leur envol.

À l’inverse, le cheval Mensonge qui « porte la forêt à l’intérieur de lui » et qui a goûté à la liberté au cours d’une fugue, préfèrera mourir que d’être enfermé dans un box.

Neuf histoires folles, neuf vies sauvages à la lisière de notre monde, pour ceux qui veulent encore sentir, écouter, regarder autour d’eux.

Avec ce recueil, c’est donc tout naturellement que Caroline Lamarche s’inscrit sur la longue liste déjà longue des nouvellistes qui va de Jules Renard à Pierre Gascar en passant par Colette et Louis Pergaud et qui ont placé les animaux au cœur de leurs nouvelles.

Et c’est tout naturellement aussi que les académiciens Goncourt ont couronné ce recueil en lui attribuant le Prix Goncourt de la Nouvelle 2019.
 Joël Glaziou
 
La Grandeur de l’Amérique, Emmanuel Roche, Paul&Mike, 328 pages, 17 €

Après un premier recueil remarqué, Un piano à la Nouvelle-Orléans (Paul&Mike, Prix de la Nouvelle de la ville d’Angers en novembre 2016), Emmanuel Roche récidive avec un recueil qui plonge à nouveau le lecteur aux États-Unis, au fin fond du Tennessee entre Winchester et Chattanooga en novembre 2016 pendant les derniers jours de l’élection présidentielle. Au-delà de cette unité spatiale et temporelle, sa composition est unifiée par des personnages qui se croisent tout au long de la vingtaine de tableaux. Offrant ainsi une analyse originale, souvent ironique, de ce que certains appellent la « Grandeur de l’Amérique ».

Car cette « grandeur » peut-elle se trouver dans cette galerie de portraits de petites gens, avec ses losers : ce grand-père atteint par Alzheimer qui croit que son fils est Donald Trump, ce chanteur de country en mal de cachet qui a raté sa carrière de champion de rodéo, cette Little Miss Tennessee sur le retour qui avoue à quarante ans avoir raté sa vie ou encore cette veuve, la « folle de Chattanooga » qui fait ériger une statue géante d’un Trump qui lève un pouce victorieux… ?

Évitant les lourdeurs des analyses politiques, sociologiques ou psychologiques, E. Roche a su donner vie à son récit, en faisant se croiser ses personnages dans des lieux récurrents : le magasin Dollar general, le Mel’s bar ou le truck-stop fréquentés par les camionneurs. Il a su jouer avec les codes littéraires, usant de l’enquête policière qui court d’une nouvelle à l’autre à la recherche des auteurs d’un vol de voiture, puis d’un accident suivi d’un délit de fuite. Il a su enfin agrémenter le tout par une bande son (comme dans son premier recueil où le jazz new-Orléans était omniprésent) constituée ici par les airs de country, avec Johnny Cash, Roger Miler et Elvis Presley (dont la play-list se trouve en fin de volume)

Ce recueil, sorte de road-movie dans le Middle Tennessee, qui nous donne des nouvelles de l’Amérique profonde, est à lire de toute urgence pour appréhender les réalités complexes de l’Amérique qui s’apprêtait à voter pour Donald Trump fin 2016 !

Joël Glaziou

 
Et pour poursuivre sans retarder votre plaisir, voici encore quatre « coups de cœur en 100 mots et un peu plus »… que nous développerons dans les pages du numéro 55 d’Harfang, à paraître en novembre.

La plus jeune des frères Crimson de Thierry Covolo (126 pages, 16 €, éditions Quadrature)

La surprise n’est-elle pas un excellent critère pour juger une nouvelle ou un recueil ? Si tel est le cas, ce premier recueil de T. Covolo est un modèle du genre. Le lecteur est constamment surpris au détour d’une page, d’une phrase… car l’auteur excelle dans l’art de retourner clichés et codes, qu’ils soient littéraires, psychologiques ou sociologiques. Par exemple ceux sur une certaine Amérique ou ceux sur les rapports entre hommes et femmes. Et nul besoin de tout dire, car on comprend vite ce qui se trame derrière ellipses et non-dits comme dans la nouvelle « La dernière fois qu’on a vu Sam » (lire Harfang N° 48) ou celle où Sally sème les cadavres comme d’autres sèment « les cailloux du Petit Poucet »… (à suivre dans Harfang N° 55)
 


Enterrer les morts d’Annick Demouzon (220 pages, 16 €, éditions Léoforio)


Après deux recueils remarqués, À l’ombre des grands bois (Prix Prométhée 2011) et Virages dangereux (Prix Agora 2016), A. Demouzon revient avec un recueil thématique sur la place des morts dans nos vies. Soit 19 nouvelles qui déclinent différentes situations,  cruelles et tendres, légères et graves : que faire des cendres d’un mari incinéré ? Quelle fut la vie de Marguerite, « la finisseuse de vieux » ? Comment identifier le squelette de Kenjo, exécuté et exhumé d’un charnier ?  Comment faire rentrer le grand cadavre de La Ficelle dans un cercueil trop petit ? Comment faire le deuil d’un mari disparu en mer ? Enfin, le lecteur trouvera les réponses et tout ce qu’il faut savoir pour continuer à vivre au milieu des morts, des enterrements et des cimetières…(à suivre dans Harfang N° 55)

Heptaméron avec Chardonnay de Gérard Oberlé (216 pages, 18 €, Grasset)

Pour les amateurs de clins d’œil littéraires, ce recueil offre un triple plaisir. D’abord en référence à Marguerite de Navarre et son Heptaméron (1559), G. Oberlé reprend à la demande d’une fidèle lectrice le schéma d’une nouvelle pour chaque jour de la semaine. Ensuite, en hommage à J.-B. Chassignet, poète du XVIe siècle, il reprend le personnage truculent de son précédent recueil Bonnes nouvelles de Chassignet (2017). Enfin, en bon disciple de Rabelais, chaque nouvelle est l’occasion de déguster les petites recettes du Morvan concoctées par Mireille Laroque et d’écluser quelques bons crus de chardonnay ! Alors le recueil dans une main et dans l’autre un verre de chardonnay, ne boudons pas notre plaisir… (à suivre dans Harfang N° 55)
 

Dans la chambre de Leïla Sebbar (128 pages, 15 €, Bleu autour)

 Leïla Sebbar n’en finit pas de brosser le portrait des femmes et des filles qui naissent,  vivent, aiment et meurent sur les deux rives  de la Méditerranée. Après Sept filles (2003), L’habit vert (2006), Le ravin de la femme sauvage (2007)… le lecteur pourrait penser qu’il ne s’agit là que de répétitions. Ce serait oublier la capacité de L. Sebbar à multiplier les variations à l’intérieur d’un même thème, d’une même série. Ici dans au plus profond et au plus secret des chambres, on passe d’un siècle à l’autre, on passe de l’hôtel au bordel, de la prison au harem, on passe de Paris à Alger, d’Oran à Marseille, de Tipasa à Rochefort… La galerie de portraits s’enrichit et se poursuivra encore dans les ouvrages à venir… (à suivre dans Harfang N° 55)