Il y a 6 ans (en juillet
2005) nous écrivions déjà ceci : « Les ouvrages récents de Cavailles, Jauffret, Mauvignier, Quignard,
Thobois et quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les
couvertures)… ou bien des longues nouvelles isolées… ou encore des recueils de
nouvelles ? Autrement dit, le lecteur peut-il se fier aux
étiquettes… »
Cette année, nous récidivons
avec un copier-coller ou presque : « Les ouvrages récents de Frappat, de Kerangal, Dieudonné, Malte…
et quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les couvertures…ou
bien… ? »
Mais l’essentiel n’est
peut-être pas dans l’étiquette, parfois imposée par l’éditeur pour des raisons
commerciales… L’essentiel n’est sans doute pas plus dans le genre…
Pourrait-on alors se
fier aux dictons quand ils assurent que les petites nouvelles font les grands
romans comme les petits ruisseaux font les grandes rivières (ou comme disent
les anglais, les grandes rivières font les grands fleuves) ?
Examinons donc de plus
près quelques cas récents.
« Le
mont Fuji n’existe pas », c’est ce qu’affirme
un personnage car le brouillard persistant le dissimule au regard. Brouillard
qui pourrait bien dissimuler aussi les différences entre réel et imaginaire. Et
aussi toute différence entre roman et recueil de nouvelles… Car les 14
chapitres de ce qui s’annonce comme « roman »
sur la couverture, sont autant de nouvelles (certaines ayant été publiées comme
telles antérieurement) et peuvent être lues de manière indépendante. Et parallèlement,
les 14 chapitres sont autant d’embryons de romans, avec parfois un fil rouge
secret qui les relie entre eux.
Certes H. Frappat n’est pas la première à montrer
que la notion de genre en littérature est floue, que « les frontières opaques deviennent poreuses » (p. 116)
et que les différences peuvent être dissimulées au regard du lecteur.
Mais cela n’est qu’une
des caractéristiques de cette « mosaïque » intéressante à plus d’un
titre. L’intérêt résidant entre autres dans les différences situations qui
illustrent la genèse de la création littéraire. Ainsi certains personnages
fictifs empruntés à des romans ou des films et même aux romans antérieurs
écrits par l’auteur (notamment Inverno, 2011) sont réutilisés pour
la fabrique du roman qu’Agathe projette d’intituler « Le mont Fuji n’existe pas ». Inversement, certaines
personnes réelles se métamorphosent en personnages et viennent alimenter le
roman en gestation. Brouillant ainsi les pistes où il est difficile de « faire la différence entre Maria Grazia
et Irène, comme si la réalité avait, non pas dépassé la fiction, mais avait été
précédée –inventée même ? – par elle » (p. 210).
Le lecteur se trouve
ainsi plongé au cœur de l’écriture du roman, dans la tête de l’auteur et voit
comment il choisit, ajoute, retranche… comment il improvise, au sens musical du
terme, aussi bien les éléments de la narration que les ressorts psychologiques
de ses personnages.
Finalement peu importe
qu’il s’agisse de roman ou de nouvelle, peu importe l’étiquette, peu importe le
genre, l’essentiel étant le plaisir à pénétrer à petits pas dans le laboratoire
secret d’un écrivain.
Continuons
avec Canoës
de Maylis de Kerangal (Verticales,
176 pages, 16,50 €)
Chez
M. de Kerangal, les récits courts
ont souvent vocation à générer d’autres textes plus longs (ainsi la nouvelle « Cœur de nageur pour corps de femme
compatible » parue en 2007 est l’embryon du roman Réparer les vivants en
2014) ou à essaimer à partir d’un noyau central comme c’est le cas ici avec la
longue nouvelle « Mustang »
autour duquel gravitent sept autres « récits »
qui forment un « recueil-ensemble »
pour reprendre la formule de Marcel Arland
ou qui pourraient composer un « roman
en pièces détachées » selon les propos de M. de Kerangal en quatrième de couverture. Ceci
montrant que toutes ces appellations sont possibles et que les frontières entre
les genres sont, là aussi, très poreuses.
Cependant
les pièces en question sont plus attachées
que détachées et l’impression
générale qui se dégage est celle d’une grande unité d’écriture, de composition
et de thématique.
D’abord
parce que chaque nouvelle s’articule autour d’un « je »
féminin : procédé rarement utilisé par l’auteur et qui revêt parfois une
haute teneur autobiographique (notamment lorsque la narratrice raconte dans « Mustang » sa difficile adaptation
à l’american way of life dans un coin
du Colorado).
Ensuite,
des mots (entre autres les « canoës »
qui dérivent d’un texte à l’autre) et des motifs (notamment ceux liés à la
voix, celle des présents et des absents, celle des vivants et des morts)
reviennent en écho, se reliant entre eux en un réseau de sens et de sensations.
Ainsi la nouvelle « Nevermore »
est une remarquable réflexion sur la lecture à haute voix (tout enseignant
devrait le proposer à ses élèves et étudiants). D’autres nouvelles sont
parsemées d’objets de la vie quotidienne : appareils radio, appareils
photo, portables ou encore la Ford Mustang ou le révolver, décrits avec une
grande précision, qui sont à lire comme des signes tirés d’une certaine
mythologie présente dans les films américains.
Ces
descriptions d’objets, de sensations et surtout de corps, omniprésents ici
comme dans tous les ouvrages précédents, sont peut-être la marque de
fabrique de l’auteur. Signes d’une grande cohérence et d’une continuité
dans l’œuvre qui se construit sans se soucier des appellations et des
frontières entre les genres.
Enfin, concluons avec Kérozène
d’Adeline Dieudonné (L’iconoclaste, 271 pages, 20 €)
Présenté
comme roman, proche de ce que Jean-Noël Blanc
appelait naguère « roman-par-nouvelles »
avec une grande unité de temps et de lieu, proche aussi des films à sketches à
la mode dans le cinéma italien des années 60, avec une certaine dérision sur
des personnages dont la vie déraille souvent et pour qui le hasard permet qu’advienne
ce qui semble le plus improbable.
Rien
de nouveau dans le sujet et la composition qui ne sont pas sans rappeler Chroniques
d’une station-service d’Alexandre Labruffe
(Verticales, 2019) ou bien encore Aires de Markus Malte
paru début 2020 chez Actes Sud, présenté comme
un « roman-choral » dont
l’intrigue pourrait se résumer ainsi en quatrième de couverture : « 13
personnages, sans lien entre eux, roulent sur l’autoroute et font des arrêts
sur ses aires. On apprend des bribes de la vie de chacun d’eux, mais rien ne
nous permet de deviner le fil qu’ils ont en commun… »
Après
examen de ces quelques échantillons, si l’on me demandait avant d’embarquer
pour l’été, ce que je vais emporter dans mon sac à dos : « Roman ou recueil de nouvelles… ? »,
je répondrais assurément : « les
deux, mon Capitaine ! »… en me souvenant que je ne me posais pas
ce genre de questions lorsque je lisais naguère les nouvelles
« enchâssées » dans les romans picaresques ou dans Jacques
le Fataliste de Diderot.
Joël
GLAZIOU
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