mercredi 30 juin 2021

Que lire cet été : romans ou/et nouvelles ? (bis)

 


Il y a 6 ans (en juillet 2005) nous écrivions déjà ceci : « Les ouvrages récents de Cavailles, Jauffret, Mauvignier, Quignard, Thobois et quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les couvertures)… ou bien des longues nouvelles isolées… ou encore des recueils de nouvelles ? Autrement dit, le lecteur peut-il se fier aux étiquettes… »

Cette année, nous récidivons avec un copier-coller ou presque : « Les ouvrages récents de Frappat, de Kerangal, Dieudonné, Malte… et quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les couvertures…ou bien… ?  »

Mais l’essentiel n’est peut-être pas dans l’étiquette, parfois imposée par l’éditeur pour des raisons commerciales… L’essentiel n’est sans doute pas plus dans le genre…

Pourrait-on alors se fier aux dictons quand ils assurent que les petites nouvelles font les grands romans comme les petits ruisseaux font les grandes rivières (ou comme disent les anglais, les grandes rivières font les grands fleuves) ?

Examinons donc de plus près quelques cas récents.

 


Commençons avec
Le Mont Fuji n’existe pas d’Hélène Frappat (Actes Sud, 240 p., 20 €)

« Le mont Fuji n’existe pas », c’est ce qu’affirme un personnage car le brouillard persistant le dissimule au regard. Brouillard qui pourrait bien dissimuler aussi les différences entre réel et imaginaire. Et aussi toute différence entre roman et recueil de nouvelles… Car les 14 chapitres de ce qui s’annonce comme « roman » sur la couverture, sont autant de nouvelles (certaines ayant été publiées comme telles antérieurement) et peuvent être lues de manière indépendante. Et parallèlement, les 14 chapitres sont autant d’embryons de romans, avec parfois un fil rouge secret qui les relie entre eux.

Certes H. Frappat n’est pas la première à montrer que la notion de genre en littérature est floue, que « les frontières opaques deviennent poreuses » (p. 116) et que les différences peuvent être dissimulées au regard du lecteur.

Mais cela n’est qu’une des caractéristiques de cette « mosaïque » intéressante à plus d’un titre. L’intérêt résidant entre autres dans les différences situations qui illustrent la genèse de la création littéraire. Ainsi certains personnages fictifs empruntés à des romans ou des films et même aux romans antérieurs écrits par l’auteur (notamment Inverno, 2011) sont réutilisés pour la fabrique du roman qu’Agathe projette d’intituler « Le mont Fuji n’existe pas ». Inversement, certaines personnes réelles se métamorphosent en personnages et viennent alimenter le roman en gestation. Brouillant ainsi les pistes où il est difficile de « faire la différence entre Maria Grazia et Irène, comme si la réalité avait, non pas dépassé la fiction, mais avait été précédée –inventée même ? – par elle » (p. 210).

Le lecteur se trouve ainsi plongé au cœur de l’écriture du roman, dans la tête de l’auteur et voit comment il choisit, ajoute, retranche… comment il improvise, au sens musical du terme, aussi bien les éléments de la narration que les ressorts psychologiques de ses personnages.   

Finalement peu importe qu’il s’agisse de roman ou de nouvelle, peu importe l’étiquette, peu importe le genre, l’essentiel étant le plaisir à pénétrer à petits pas dans le laboratoire secret d’un écrivain.

 

Continuons avec Canoës de Maylis de Kerangal (Verticales, 176 pages, 16,50 €)


Chez M. de Kerangal, les récits courts ont souvent vocation à générer d’autres textes plus longs (ainsi la nouvelle « Cœur de nageur pour corps de femme compatible » parue en 2007 est l’embryon du roman Réparer les vivants en 2014) ou à essaimer à partir d’un noyau central comme c’est le cas ici avec la longue nouvelle « Mustang » autour duquel gravitent sept autres « récits » qui forment un « recueil-ensemble » pour reprendre la formule de Marcel Arland ou qui pourraient composer un « roman en pièces détachées » selon les propos de M. de Kerangal en quatrième de couverture. Ceci montrant que toutes ces appellations sont possibles et que les frontières entre les genres sont, là aussi, très poreuses.

Cependant les pièces en question sont plus attachées que détachées et l’impression générale qui se dégage est celle d’une grande unité d’écriture, de composition et de thématique.

D’abord parce que chaque nouvelle s’articule autour d’un « je » féminin : procédé rarement utilisé par l’auteur et qui revêt parfois une haute teneur autobiographique (notamment lorsque la narratrice raconte dans « Mustang » sa difficile adaptation à l’american way of life dans un coin du Colorado).

Ensuite, des mots (entre autres les « canoës » qui dérivent d’un texte à l’autre) et des motifs (notamment ceux liés à la voix, celle des présents et des absents, celle des vivants et des morts) reviennent en écho, se reliant entre eux en un réseau de sens et de sensations. Ainsi la nouvelle « Nevermore » est une remarquable réflexion sur la lecture à haute voix (tout enseignant devrait le proposer à ses élèves et étudiants). D’autres nouvelles sont parsemées d’objets de la vie quotidienne : appareils radio, appareils photo, portables ou encore  la Ford Mustang ou le révolver, décrits avec une grande précision, qui sont à lire comme des signes tirés d’une certaine mythologie présente dans les films américains.

Ces descriptions d’objets, de sensations et surtout de corps, omniprésents ici comme dans tous les ouvrages précédents, sont peut-être la marque de fabrique de l’auteur. Signes d’une grande cohérence et d’une continuité dans l’œuvre qui se construit sans se soucier des appellations et des frontières entre les genres.

 

Enfin, concluons avec Kérozène d’Adeline Dieudonné (L’iconoclaste, 271 pages, 20 €)


Présenté comme roman, proche de ce que Jean-Noël Blanc appelait naguère « roman-par-nouvelles » avec une grande unité de temps et de lieu, proche aussi des films à sketches à la mode dans le cinéma italien des années 60, avec une certaine dérision sur des personnages dont la vie déraille souvent et pour qui le hasard permet qu’advienne ce qui semble le plus improbable.   

Après cinq pages de préambule qui se présentent comme un récit-cadre (toutefois, ce n’est ni les 1001 nuits avec le récit de Shéhérazade, ni le Décaméron de Boccace !), ce sont treize chapitres qui sont autant de nouvelles (le chapitre intitulé « Chelly » a été publié en 2017 comme nouvelle) où l’on apprend tout sur les personnes qui vont se croiser dans une station-service entre 23 h 12 et 23 h 14. D’ailleurs, tout est résumé dans  la quatrième de couverture : « Une station-service le long de l’autoroute [...]  Ils sont quinze à se croiser, si on compte le cheval et le cadavre planqué à l’arrière d’un gros Hummer noir ».  

Rien de nouveau dans le sujet et la composition qui ne sont pas sans rappeler Chroniques d’une station-service d’Alexandre Labruffe (Verticales, 2019) ou bien encore Aires de Markus Malte paru début 2020 chez Actes Sud, présenté comme un « roman-choral » dont l’intrigue pourrait se résumer ainsi en quatrième de couverture : « 13 personnages, sans lien entre eux, roulent sur l’autoroute et font des arrêts sur ses aires. On apprend des bribes de la vie de chacun d’eux, mais rien ne nous permet de deviner le fil qu’ils ont en commun… »

 

Après examen de ces quelques échantillons, si l’on me demandait avant d’embarquer pour l’été, ce que je vais emporter dans mon sac à dos : « Roman ou recueil de nouvelles… ? », je répondrais assurément : « les deux, mon Capitaine ! »… en me souvenant que je ne me posais pas ce genre de questions lorsque je lisais naguère les nouvelles « enchâssées » dans les romans picaresques ou dans Jacques le Fataliste de Diderot.

Joël GLAZIOU



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