vendredi 3 mars 2023

L'ÂME AU DIABLE : revue à découvrir

 L’Âme du diable N° 2

Après avoir fait l'éloge de cette nouvelle revue dans Harfang N° 61 (lire ci-dessous pour rappel), nous attendions avec impatience ce numéro 2… qui dépasse ce que nous pouvions imaginer. À ce rythme, notre stock d’adjectifs et de superlatifs sera vite épuisé !

L’avant propos, signé Stéphane Balcerowiak, dépasse largement par sa taille et son propos ce qui s’écrit habituellement sous cette appellation…  il devient récit de la genèse même du numéro en embarquant le lecteur dans « La barque de Dante » de Delacroix, pour un voyage au bout de la nuit dans « L’enfer, Le Purgatoire et Le Paradis » de la Divine comédie… non pas en compagnie de Virgile mais de L.-F. Céline en personne ! Et happant le lecteur au rythme d’un feuilleton diabolique, il se poursuit à la façon d’un récit cadre entre chaque texte pour présenter la vingtaine d’auteurs dont les notices bio-biblio alimentent la fiction. 

Au-delà de cette originalité qui tient du tour de force, il reste que chaque nouvelle ajoute un nouveau chapitre, un chant intime à la geste dantesque. De cercle en cercle, on visite les morts avec E. Godo et quelques autres, on retrouve Hoffmann, Nerval, puis loin Rimbaud avec C. Mahy, Modigliani avec A. Emery,  D. Risi avec M. Bernard…etc. On croise aussi quelques contemporain(e)s qui ont hanté naguère les pages d’Harfang, de F. Bartelt à A. Emery en passant par E. Ballaert, E. Favier et F. Germanaud.

Ajoutons que ce feuilleton diabolique est également ponctué par les illustrations en noir et blanc, photographies et dessins (notamment la suite intitulée « Paréidolie » de T. Dohollau). Mais la place manque pour faire un inventaire exhaustif ! Plus qu’une simple revue, plus qu’un recueil de nouvelles, ce que le lecteur a entre les mains, c’est le récit d’un voyage au centre de la littérature.


 
L’Âme du diable N° 1

Voilà bien quelques lustres que nous n’avions pas eu le plaisir de souhaiter la bienvenue à une revue dans le petit monde « nouvellistique » ! Et quelle revue… car il est rare d’allier la qualité de la maquette à la qualité du contenu (textes et iconographie) dès un premier numéro.

L’âme au diable

n’a rien d’une revue thématique même si l’on décèle dans le titre la présence du diable dans la vie et l’œuvre de nombreux auteurs : au fil des 16 nouvelles (sous la plume de C. Bechec, H. Carn, A. Emery, F. Juhel, A. Pagnier, F. Rebourg, A. Weinberg, entre autres…)  on y croise Goethe, Villiers de l’Isle-Adam, Max Jacob, Francis de Miomandre, Julien Gracq et quelques autres et non des moindres.

Mais c’est surtout une revue littéraire où chaque texte renvoie à d’autres textes, d’autres auteurs qui nous rappellent qu’au cœur même de l’acte d’écrire, il y a ce pacte faustien où chacun se dédouble pour pouvoir écrire… au péril même de la vie.  Et s’il n’en fallait qu’une preuve, on la trouverait dans la nouvelle de G. Bienne « L’assiette fêlée » qui rappelle l’extraordinaire confession sur la difficile condition d’écrivain de F. Scott Fitzgerald dans sa nouvelle « La fêlure ».

Au final, 16 pactes, 16 textes… sans oublier les 4 dessinateurs et les 4 photographes où se mêlent le noir et le rose, le fantastique et l’érotisme, le sadisme et l’humour…

On en redemande et l’on attend donc avec impatience le numéro 2, en souhaitant longue vie à cette revue « diabolique » dont on peut espérer (ou craindre ?) qu’elle atteigne le numéro 666 autour de l’année 2355 !

 

212 pages, semestriel, 18 € le numéro ou 35 l’abonnement

L’Âme du diable  27 rue d’Alsace-Lorraine 22000 Saint-Brieuc

Courriel : lameaudiable@orange.fr

mercredi 1 mars 2023

BONNES NOUVELLES DE J. M. G. LE CLEZIO

 


Avers. Des nouvelles des indésirables
, J. M. G. LE C
LEZIO Gallimard, 224 pages, 19,50 €


 


Depuis La Fièvre, Mondo et autres histoires, La ronde et autres faits divers, jusqu’à Histoire du pied et autres fantaisies en passant par Printemps et autres saisons, Cœur brûle et autres romances… jamais Le Clezio

n’avait utilisé l’appellation de « nouvelles » sur la couverture d’un de ses dix recueils de textes brefs. Dans ce nouvel ouvrage, il livre enfin des « nouvelles » du monde au double sens journalistique et littéraire. Quant aux « indésirables » (désignant ainsi ceux que l’on ne désire pas voir au point de les rendre invisibles et de les traiter en « fantômes dans la rue ») dont il est question ici, ils ne sont pas une nouveauté dans l’œuvre de Le Clezio : les enfants d’abord, mais aussi les femmes, les immigrés sont légion. Peu importe que cela se passe en France ou en Colombie, au Liban ou au Pérou, à Maurice ou à Panama, chaque nouvelle dresse un constat accablant sur la réalité des inégalités, des violences quotidiennes, « des histoires de solitude, d’abandon » qui les mènent parfois jusqu’à la perte d’identité car « ils ne savent plus très bien eux-mêmes qui ils sont » (p. 123).

Cette permanence des mêmes thématiques est également attestée par le fait que plusieurs de ces nouvelles sont déjà anciennes : ainsi « L’amour en France » (publiée en 1993 dans le Courrier de l’UNESCO sous le titre « Le souvenir de toi, Oriya « ),  « Fantômes dans la rue » (publiée en 2000 dans la revue Elle), « La pichancha » (publiée en 2003 dans un ouvrage collectif pour Amnesty international sous le titre « Rats des rues »).  

Dans « Fantômes dans la ville », les personnages sont sous le regard d’une caméra de surveillance qui voit tout, qui joue le rôle d’un narrateur omniscient, qui enregistre les faits et gestes de chacun, qui en déduit les pensées, les sentiments et même les sensations… amenant ainsi le lecteur dans un état d’empathie. En se contentant de décrire et d’être un simple témoin, Le Clezio s’en tient au constat, au « procès-verbal ». Chez lui, nul jugement, nulle morale. Les faits décrits deviennent symboles, les nouvelles deviennent paraboles, invitant le lecteur à réagir, à se révolter devant tant d’injustices faites aux enfants, aux femmes…

Souvent rejetés, loin de leur origine géographique, sociale ou familiale, les personnages de Le Clézio depuis ses premiers ouvrages, notamment Le livres des fuites, sont donc souvent condamnés à fuir, à marcher, à s’exiler, à émigrer…

Ainsi Maureez Samson, dans « Avers », qui donne son titre au recueil et qui renvoie à la pièce d’or qu’elle a reçue de son père. Excédée devant sa marâtre violente et son beau-père libidineux, elle quitte sa maison natale. La perte de ses racines, de sa pièce d’or et de son identité la jettent alors sur les chemins et la mer. Maureez est la petite sœur sauvage et fugueuse de Béa B. dans La guerre, de Pouce et Poussy dans « La grande vie », d’Esther dans Étoile errante… Après marches et errances, Maureez ne trouvera sa voie/voix que dans les chants religieux, les negro spirituals, retrouvant ainsi son vrai visage, son identité perdue, son avers. Car chacun a son avers et son revers.

Fuir sa famille certes, mais aussi fuir la guerre pour Marwan dans « Hanné ». Fuir la violence des narcotrafiquants dans la forêt entre Colombie et Panama pour Yoni dans « Etrebbema ». Fuir les tortures et les viols infligés par les militaires pour Chuche, la petite péruvienne et le petit indien Juanico dans « Chemin lumineux ». Fuir pour un ailleurs meilleur en rampant dans les égouts entre Mexique et U.S.A. pour El Gato, Chepo, Yoni dans « La Pichancha », tous ces enfants étant devenus des « rats de rue » qui jouent au chat et  à la souris avec les policiers et qui sont les frères de Mondo.

Fuir, émigrer, s’exiler pour tous ceux qui découvrent alors la solitude, la nostalgie comme pour Abdelhak, travailleur devenu « invisible » dont les français ne retiennent même pas le nom et qui pense à son village, Tata, à sa femme Oriya, à ses enfants dans « L’amour en France », frère d’exil de Tayar dans « L’échappé » et de Miloz dans « Le passeur ». Étrangers, ils sont les victimes de l’aversion que les autres leur portent.

Fuir « pour ne jamais revenir » : le retour vers le passé est illusoire… même si la nostalgie n’est jamais loin. Fuite qui semble ne jamais finir tant les ailleurs sont décevants, tant les pays d’accueil peu accueillants. Pas plus que la nature qui ne propose pas de véritables refuges ni dans les déserts du Moyen-Orient ni dans les forêts d’Amazonie.  

Exilés, émigrés, devenus invisibles, ces « indésirables» sont réduits au silence, car la plupart du temps ils ne connaissant ni la langue  ni les codes. Ils n’ont pas les mots  pour dire. Parfois même, comme dans la forêt pour Yoni « les mots ne servent pas ». Ils sont alors condamnés à vivre dans l’Etrebbema (l’inframonde en langue emberá) et aussi à communiquer dans une infralangue, (celle que Maureez invente pour échanger avec son amie Bella), dans une langue originelle, souvent la langue maternelle, notamment avec les berceuses comme celles que Chuche murmure à l’oreille de Juanico, ou les berceuses mauritiennes chantées par la grand-mère de Le Clézio près de « La rivière Taniers » pendant les bombardements.

La chanson devenant alors lieu de refuge, de communication immédiate, seule échappatoire pour Maureez, qui commence par fredonner les chants religieux, avant d’apprendre les paroles et le répertoire des negros spirituals.

Les mots ont donc aussi les avers et leurs revers. Et ce n’est pas le moindre paradoxe, comme Le Clézio l’a rappelé dans son discours du Nobel en 2008, pour un écrivain que de donner la parole à ceux qui n’ont plus de langue, ni de code, ni d’identité mais de le faire en utilisant des mots qu’ils ne liront pas. L’écrivain, plus qu’un simple témoin, devient porte-parole pour avertir le reste du monde, sorte de  lanceur d’alerte pour dénoncer les situations dramatiques, les famines, les injustices, les violences, les guerres….

En donnant la parole aux petits, aux gens de peu, Le Clezio  rend visibles tous les invisibles, tous les indésirables.

Tout Le Clezio est là dans ces huit nouvelles qui sont comme le microcosme, le concentré, le meilleur de l’œuvre entière.

 

Joël Glaziou