jeudi 21 avril 2022

COUPS DE COEUR DE PRINTEMPS : JAUFFRET, ROCHE, SIZUN

 


Microfictions 2022, Régis Jauffret, Gallimard, 1026 pages, 26 €

Après Microfictions 2007, puis Microfictions 2018  (Goncourt de la Nouvelle 2018 ; lire Harfang N°52), voici le troisième tome, composé comme les précédents de 500 microfictions de deux feuillets, classées par ordre alphabétique des titres de « Applaudir la France »  à « Zibeline ».

Belle constance sous la plume acérée de R. Jauffret qui ne faiblit  pas, sans doute à un rythme de 2 ou 3 textes par semaine. Il est vrai que les sujets sont inépuisables : il suffit d’écouter, de regarder le monde autour de soi ; il suffit de lire les faits divers dans la presse, de consulter les mains courantes dans les commissariats, de fouiller dans  les poubelles des hôpitaux… Même la tête sous la couette, on ne peut se « débarrasser de la réalité » (p. 80). La réalité fournit le matériau, l’imagination vient ensuite donner forme et force à la fiction.

Certes il s’agit de photographier le monde comme il va, la grisaille des vies quotidiennes qui s’épuisent. Mais il s’agit aussi de noircir le trait, d’exagérer les détails, de provoquer. S’attardant à décrire avec délectation les travers de nos contemporains. Montrant ainsi qu’il s’agit d’une fiction dans laquelle on peut se regarder, se retrouver -à défaut de se reconnaître vraiment- comme dans un miroir.

Mais tout cela, à quelle fin ? Car loin de toute tentation moralisante, s’agit-il seulement de réfléchir ou de faire réfléchir… ? En raison de l’actualité, ces nouvelles du monde seraient-elles encore plus noires que les précédentes ? Peut-être… quand, outre les maladies, les viols, les tortures, les meurtres, les suicides, les infanticides, les féminicides qui se succèdent au quotidien, il y a aussi les terrorismes, les guerres, les violences de la nature, les violences sociales et les épidémies qui nous dépouillent encore un peu plus de notre humanité, avec des morts enterrés à la va-vite, des cendres dispersées au vent…

S’il est difficile de rendre compte de la diversité de cette foule composée de femmes et d’hommes anonymes, ces 500 petites nouvelles sur la vie quotidienne de nos contemporains sont à lire comme 500 concentrés de noire violence  et comme autant de romans en puissance de notre triste tragédie humaine.

A lire... peut-être à petites doses pour que ces "microfictions" nous immunisent contre les violences de la réalité. 

 


Spiaggia, Emmanuel Roche, Paul&Mike, 216 pages, 15 €

Nous avons salué ici l’unité d’Un piano à la Nouvelle-Orléans (Prix de la Nouvelle d’Angers 2016) et la densité de La grandeur de l’Amérique (2018). En quittant l’Amérique pour l’Italie, E. Roche avec Spiaggia réussit cette fois la prouesse d’un recueil encore plus unifié et plus dense. D’abord l’unité de temps et d’espace... Pendant l’été 1959, un tour d’Italie de plage en plage, de San Remo au Lido à Venise : celui réalisé à bord d’une Fiat Millecento par Pier Paolo Pasolini (en compagnie du photographe Paolo di Paolo), chacune des douze nouvelles étant précédée d’une citation de son journal de bord (publié sous le titre de La longue route de sable, Arléa, 2004).

Ensuite la densité de tous les éléments qui viennent s’entrecroiser et donner vie aux multiples rencontres que l’écrivain-cinéaste « promeneur aux cheveux noirs et aux joues creuses» et son photographe font au cours de leur périple. Descriptions géographiques et poétiques des « spiaggias », des plages ; allusions à la situation historique et sociologique de l’Italie des années 50-60 ; portraits hauts en couleurs et non dénués d’humour des jeunes italien(ne)s qui rêvent de devenir vedettes de cinéma, simples figurants ou scénaristes, mais aussi de jeunes français(e)s en vacances oubliant la guerre d’Algérie ; références cinématographiques à travers la présence de nombreux réalisateurs de L. Visconti à F. Fellini ou littéraires avec l’évocation de Dante, d’Annunzio ou Cesare Pavese ; sans oublier l’ambiance musicale en toile de fond, celle de la trompette de Chet Baker ou celle des juke-box qui déversent les succès de Paul Anka, Adriano Celentano, Dean Martin ou Elvis Presley… (la bande-son accompagnant descriptions et dialogues devenant une évidence pour restituer l’atmosphère). 

Pour notre plus grand plaisir, E. Roche ressuscite l’Italie de  1959 en nous plongeant dans l’Italie de P. P. Pasolini. Et cela avec un minimum de mots, mais un maximum de sons, de sens, de sensations, de vies…

A lire pour avoir un avant goût de l'été...

Joël Glaziou

 

(Lire entretien et nouvelles d’E. Roche sans  Harfang N° 49 & 53)

 

Les petits personnages, Marie Sizun, Arléa, 260 p., 20 €

Marie Sizun a raison : on ne prête pas assez attention aux « petits personnages », ces personnages secondaires de cinéma, de théâtre, de roman… et aussi à ces silhouettes minuscules qui l’ont fascinée sur certains tableaux devant lesquels on passe souvent sans s’attarder. Elle en a sélectionné trente et un (principalement entre 1830 et 1920 : Caillebotte, Ensor, Monet, Vallotton…), les a observés de près, s’est penchée sur les détails et leur a redonné dans ce recueil leurs « lettres de noblesse ». Car qu’il s’agisse de Johanna, la « dame en bleu » des Très riches heures du Duc de Berry ou qu’il s’agisse de deux promeneurs qui dialoguent sur la « grève blanche » de F. Valloton, ils ne sont pas là par hasard : le peintre en les plaçant a voulu équilibrer sa composition, a voulu donner vie à un paysage trop figé… mais la silhouette à peine esquissée dans un éternel présent lui échappe et l’imagination de chacun l’anime aussitôt, lui attribue un passé, un avenir, lui invente une histoire, un destin. Ainsi le peintre révèle une narration qui n’est qu’un « pré-texte » que l’écrivain n’a plus qu’à développer. Ce sera une nouvelle qui saisit un instant crucial dans la vie d’un homme ou d’une femme, l’instant où le regard de « la femme du meunier » rencontre le regard de son apprenti (dans un tableau de N. Garstin, 1901). Cela pourrait être un embryon de roman racontant « l’histoire d’une petite fille mal aimée, née on ne sait comment ni pourquoi d’un couple mal assorti » (dans « La promenade sur le port du Pouliguen » d’E. Vuillard, p. 119).  

S’attarder sur ces personnages qui ne sont pas au centre des tableaux est aussi pour M. Sizun l’occasion de poursuivre ses sujets de prédilection pour les femmes solitaires, mal mariées, aux vies empêchées dont elle a souvent fait le portrait en demi-teinte dans ses romans (où chaque couverture renvoie déjà à un tableau) : lingère ici, couturière là. Ainsi cette domestique dans la « fenêtre sur cour » saisie par Hammershøi (déjà présent sur la couverture d’Un léger déplacement). À travers ce « recueil-exposition » et ces trente et une « fantaisies » qui font la part belle à l’imagination, le lecteur plonge dans des vies pleines de drames et de violences, de tendresses et d’amours.

A lire pour retrouver les "petits personnages" qui passent au second plan dans les paysages, dans les tableaux et dans la vie quotidienne

Joël GLAZIOU


(Lire entretien et nouvelle de Marie Sizun sans  Harfang N° 53)

 

       

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire