ou
quelques interrogations sur les genres et les appellations
Les
ouvrages récents de Cavailles, Jauffret, Mauvignier, Quignard, Thobois et
quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les couvertures)… ou
bien des longues nouvelles isolées… ou encore des recueils de nouvelles ?
Autrement
dit, le lecteur peut-il se fier aux étiquettes… ou doit-il s’interroger comme
le consommateur qui fait ses emplettes dans les rayons de son hyper marché ou
sur l’écran de son ordinateur ?
Souvent le seul critère de
longueur a semblé pertinent pour distinguer un roman d’une nouvelle. Mais est-ce
aussi simple ?
Déjà dans les siècles passés,
l’appellation est fluctuante : La Princesse
de Clèves de Madame de Lafayette est-elle une longue nouvelle historique ou
un roman d’analyse psychologique ? Et Colomba
de P. Mérimée est-elle une longue nouvelle ou un court roman ?
L’interrogation reste d’actualité
lorsqu’on lit la Vie de Monsieur Leguat (72
pages, éditions du Sonneur) de Nicolas Cavaillès qui est sous-titré
« roman » (par l’auteur ? par l’éditeur ?) mais qui a reçu
le Prix Goncourt de la Nouvelle 2014 ! Et plus récemment Le plancher de Jeannot d’Ingrid Thobois présenté
comme « roman » mais qui ne dépasse pas les 75
pages (Buchet-Chastel, 2015) ! Dans ces cas et dans d’autres similaires où
l’on raconte l’histoire d’une vie, certains proposent plutôt de parler de
« récit ».
Derrière ce critère de longueur
se cache souvent un jugement de valeur. Certains jugent, en reprenant la
formule d’Ambrose Bierce, qu’un roman n’est qu’une « nouvelle considérablement rembourrée ». D’autres jugent,
selon l’humeur, qu’une nouvelle est un roman avorté ou un embryon de
roman. Plus que la longueur, l’essentiel n’est-il pas de savoir si la
narration « fonctionne » et si le lecteur y trouve son plaisir ?
L’interrogation prend une autre
dimension lorsque l’on passe de la nouvelle isolée au recueil et que l’on
oppose la diversité des nouvelles rassemblées en recueil à l’unité du roman. Nouvelles
au pluriel contre roman au singulier. Et le problème se complique, notamment
ces dernières décennies, puisque de nombreux recueils de nouvelles se
retrouvent affublés de l’étiquette « roman ». Cette ambigüité de
définition et d’appellation étant souvent entretenue par nécessité éditoriale.
Certes l’étiquette ne fait pas le produit… mais le lecteur peut se sentir trompé
(tout comme le consommateur peut être trompé sur la marchandise… quand il
trouve du cheval dans son pâté certifié pâté d’alouette !)
Ainsi L’ange aveugle (Le Seuil, 1992) de Tahar Ben Jelloun est-il appelé
« roman » alors même que les nouvelles qui le composent ont été
publiées précédemment comme « nouvelles » dans la presse… et devient
« recueil de nouvelles » lors de la réédition en collection de poche
quelques années plus tard.
Plus récemment Régis Jauffret
dont les 500 Microfictions (Le Seuil,
2007) sont sous-titrées « roman », récidive en publiant aujourd’hui Bravo (Le Seuil, 2015) un ouvrage sur le
thème de la vieillesse sous-titré lui aussi « roman » et qualifié par
l’auteur de « roman-mosaïque » mais qui propose bel et bien 16
nouvelles, excellentes au demeurant et toujours aussi incisives (qui se lisent
de manière indépendante)… Mais tout recueil n’est-il pas aussi une « mosaïque »
de textes ? Et Mosaïque n’est-il
pas le titre choisi par Prosper Mérimée quand il décida de regrouper ses
nouvelles et de composer un recueil ?
Parallèlement, Laurent Mauvignier
spécialiste du roman polyphonique, « roman choral » comme on dit
aujourd’hui, publie Autour du monde
(Minuit, 2014) roman composé de quatorze histoires (nouvelles ?) qui se
situent dans toutes les parties du monde, quatorze destins touchés par le tsunami de mars 2011… Le lecteur passe
ainsi d’un pays à l’autre autour du monde,
d’un personnage à l’autre -parfois à l’intérieur d’une même phrase- mais les
nouvelles s’enchaînent en un continuum d’histoires, sans rupture narrative. Ici
l’art de la chute est remplacé par l’art du rhapsode, l’art de la transition,
de la couture invisible.
Cela n’est pas sans rappeler que
dans les années 90, avec Chien de
gouttière (Seghers, 1990) et Esperluette
et compagnie (Seghers, 1991), Hôtel
intérieur, nuit (HB éditions, 1995),
Jean-Noël Blanc avait lancé la formule de
« roman-par-nouvelles » lorsqu’une unité de lieu, de temps, de
personnages, de thèmes donnait plus de cohérence à l’ensemble ainsi constitué.
Mais n’est-ce pas là brouiller
encore plus les repères ? Là où le romancier cherche à diversifier les
voix narratives (pour ne pas ennuyer son lecteur ?) le nouvelliste est en
quête d’unité et d’une composition qui relie les éléments entre eux pour éviter
la dispersion. C’est considérer que l’ensemble
(roman ou recueil) est supérieur à la somme des parties (nouvelles isolées). La
composition unifiée d’un recueil créerait donc une plus-value, un surplus de
sens.
Dans les deux cas et de manière
opposée, ce que cherche l’écrivain (romancier ou nouvelliste) n’est-ce pas
l’unité dans la diversité ? Peu importe le moyen d’y parvenir. Le complexe
que le nouvelliste peut développer à l’égard du romancier peut être dépassé à
condition d’oublier l’opposition entre « unité OU pluralité » pour la
fusion entre « unité ET pluralité » ! C’est ce que proposait
déjà Marcel Arland dans ses « recueils-ensemble » comme Il faut de tout pour faire un monde
(1947) ou L’eau et le feu (1960). L’unité
et la diversité sans la dispersion lorsque dans un recueil, la composition et
les liens entre les nouvelles font que l’ensemble est supérieur à la somme des
parties, des nouvelles isolées. Et que les fragments puissent s’organiser et
former une figure lisible… Pour prendre une métaphore usée, c’est voir le
bouquet et ne plus percevoir la fleur dans le bouquet… C’est ce défi que semble
avoir surmonté Mauvignier… mais que Jauffret n’a pas réussi à relever.
N’est-ce pas là aussi le projet de
Pascal Quignard depuis des décennies, avec les huit tomes des Petits traités, les neuf tomes parus à
ce jour du Dernier royaume, œuvre en
cours qui volume après volume mêle tous
les genres (aphorismes, proses poétiques, essais, notes, fragments de journal,
nouvelles, contes, fables…). Les académiciens Goncourt ne s’y sont pas trompés
en lui attribuant le Prix Goncourt en
2002 pour le premier tome Les
ombres errantes.
N’est-ce pas déjà fait en
littérature jeunesse où la pratique est courante. Pour preuve ce « roman à sept voix »
On n’a rien vu venir (2012, Alice Éditions)
où sept auteures ont écrit une nouvelle sur la situation dans sept familles
différentes à la suite de l’élection du Parti
de la Liberté… qui une fois au pouvoir exclut ceux qui s’écartent de la norme
et supprime une à une toutes les libertés ! Rien d’étonnant à cela.
Car pourquoi les recettes qui font le succès des séries télévisées ne
pourraient pas être transposées à la littérature ?
En la matière, l’auteur a donc tous
les droits… Pour lui, seule l’écriture importe. Le véritable créateur évite de
reprendre les mêmes moules et les mêmes recettes. Les genres sont à recréer
sans cesse. J.-M. G. Le Clézio n’écrivait-il pas en 1965 en avant-propos à son
premier recueil La Fièvre que les genres, «
les poésies, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui
ne trompent plus personne, ou presque » ?
Quant au lecteur, qu’importe
l’appellation, pourvu que l’ivresse de la lecture soit au rendez-vous.
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