Avant
de boucler la valise ou le sac à dos, n’oubliez pas de glisser un recueil ou
deux, en pensant aux heures de transport dans le train, l’avion ou le bateau,
aux moments de pause sur le sable ou sur l’herbe au bord d’un chemin… Et recueillez-vous à l’ombre d’un arbre ou
d’un parasol ! Selon votre humeur et la couleur du ciel, Harfang vous
propose ses coups de cœur pour l’été : du noir avec Régis Jauffret au rouge avec Véronique Pujol en passant par une palette de
toutes les couleurs avec Marc Mauguin…
et Edward Hopper.
Bon
été et bonnes lectures !
Microfictions 2018, Régis Jauffret, Gallimard, 1024 pages, 25 €
Même
si le mot « roman » est
écrit sur la couverture, il s’agit bien de 500 « microfictions » de deux feuillets maximum (comme pour
le premier volume de Microfictions paru en 2007). L’on
sait bien que les notions de genre, les appellations sont souvent de simples
étiquettes sur un emballage. Roman donc, mais aussi fragments de vies et nouvelles du monde d’aujourd’hui.
L’essentiel
est que l’ensemble ainsi constitué offre un tableau exceptionnel de notre société contemporaine à
travers des récits de vie, tous écrits à la première personne, alternativement
masculine ou féminine. Cette collection de « curriculum
vitae » concurrence à la fois les registres d’état civil, les pages
blanches de l’annuaire téléphonique (il est d’ailleurs classé par ordre
alphabétique des titres d’Alexandre
Crémeux à Xavière Téton) et le
dictionnaire des personnages de la Comédie Humaine de Balzac… qu’il faudrait simplement rebaptiser
« tragédie humaine » en
raison de la noirceur accumulée d’un bout à l’autre.
Car
toutes les vies y sont ratées, contrariées, empêchées.
Tout
y est misérable qu’il s’agisse de travail, d’argent ou de sexe. Tout y est
maladie (comme dans « Papa cancer »
ou « Moi le sein, lui la
prostate »), crime (« Poisson
pané ») et perversion (« Vendredi
sodomie » ou « Nuit de Walpurgis »).
Tout
y est violence quotidienne dans la société, au bureau, en famille où se
succèdent suicides, infanticides…
On
ne peut qu’être perturbé par la noirceur du propos et en même temps on ne peut
être qu’admiratif devant la prouesse qui réside sans doute dans le style
parfaitement maîtrisé à la fois dans chaque texte écrit au couteau, creusant la
vie et les chairs dans les moindres détails et aussi dans l’impression d’unité
qui se dégage de l’ensemble dont la lecture ne peut laisser indemne.
Joël Glaziou
Les attentifs, Marc MAUGUIN, Collection « Les Passe-murailles », Robert Laffont, 192 pages, 18 €
Avec ce recueil, M. Mauguin inaugure une nouvelle collection qui se propose de mettre des mots « entre rêve et réalité » sur des tableaux, des photographies ou des films…
Il
a choisi 12 tableaux du peintre américain Edward Hopper (1882-1967). Tableaux que chacun a en mémoire et que
chacun croit connaître. Mais ici ils sont revisités. Car les personnages,
souvent des femmes, se mettent à vivre sous nos yeux. Souvent figés sur la
toile comme dans un arrêt sur image, on
les voit s’animer comme dans un film, on découvre leurs sentiments, leurs
émotions, leurs sensations, leurs attentes. D’où le titre peut-être puisqu’ils
sont tous sens en alerte, en attente d’une suite. Peu à peu leur histoire se
révèle en développant un détail de leur vie passée ou en dévoilant ce qui se cachait
derrière l’image instantanée du présent. Un détail au « second plan » d’un paysage ou d’un décor intérieur
pouvant devenir l’élément central au « premier
plan » de la nouvelle.
Chaque
tableau pourrait alors n’être qu’un « pré-texte »
mais les mots n’en sont ni la traduction ni la trahison. La réussite de ce
recueil est d’avoir été au-delà en proposant une analyse psychologique et
sociologique de l’Amérique des années 1930-1960. Ce qui aurait pu être un jeu
de miroir entre image et texte, simple plaisir de lecture, divertissement
léger, devient plus grave -sans aucune lourdeur ni didactisme- en informant sur
la situation sociale et en interrogeant sur les drames vécus par chacun. Entre
grave et léger, chaque tableau invite à pénétrer un aspect de la vie
américaine, de la vie d’un homme, d’une femme avec ses interrogations, ses
drames quotidiens à travers divorces, départs, abandons, fuites... Devant l’extrême variété des sujets abordés,
l’unité de cette suite est assurée par certains personnages récurrents. On
passe de la nostalgie pour une femme à sa fenêtre quand le passé revient (dans « Lointain ») à la jalousie
pour celle qui repense à sa vie (dans « Ombre
portée »). On passe de l’hypocrisie face aux codes et aux convenances
d’une société (dans « Premier
plan ») aux interrogations sur la vieillesse, la maladie (dans « Contraste » et « Empâtement ») et la pensée
de la mort (dans « Cadres »).
M.
Mauguin réussit là une belle
galerie de portraits qui transporte le lecteur au cœur de l’Amérique du XXe
siècle.
Joël Glaziou
Sanguines, Pascale Pujol, Quadrature, 96 pages, 15 €
Si
les mots fleurissent quand il s’agit de parler des règles, menstrues, lunes et
autres fleurs rouges arborées par les femmes chaque mois, P. Pujol a choisi de parler de « sanguines », mot riche de
sens et de sang. Et d’en parler sans tabou en utilisant différents registres et
tonalités pour mieux s’adresser à tous les gen(re)s, pour mieux montrer comment
les femmes mais aussi les hommes appréhendent cette réalité cachée, souvent
refoulée.
Si
certaines attitudes relèvent de pratiques occultes proches de la « magie rouge » où Vénus est
invoquée pour séduire un homme, proches des « délires
ésotériques » chez trois colocataires qui cochent leur calendrier
mens(tr)uel en attente de vérifier « l’alignement
des planètes » ou encore proches des rituels d’initiation ou de « passage » lorsqu’on se
transmet de mère en fille « la boîte
à secrets », d’autres attitudes vérifient encore la permanence de
tabous lorsqu’un simple « vernis à
ongles » sur les doigts signifie l’interdiction de toutes relations
sexuelles. Et « la coupe est
pleine » lorsque les
membres (tous plus sexistes et machistes
que les autres) d’un conseil de direction d’une entreprise essayent de trouver
les meilleurs moyens d’écouler leur production de serviettes périodiques.
Mais
les plus nombreuses enfreignent ou renversent les interdits, préjugés, codes et
autres « règles » sociales habituelles. Ainsi lorsque les hommes, ces
« messieurs Ragnagnas » se
retrouvent au rayon de l’hygiène féminine dans une grande surface. Quand un
jeune homme décroche son premier emploi dans la société « Lady net » spécialisée dans le nettoyage des toilettes
féminines. Enfin quand un médecin, tout en discutant autour d’un « samovar », fait changer
d’avis une jeune femme venue pour avorter avant son mariage.
Sanguines est bien ce mot juste, ce fil
rouge qui permet d’enchaîner sans lourdeur les données biologiques, sociales,
économiques qui traversent ces douze « tableaux »… sans oublier -last
but not least- la donnée esthétique
quand on désigne ainsi quelques œuvres sur papier qui n’ont jamais si bien
porté ce nom et qu’on présente pudiquement sous l’appellation de « technique mixte » !
Sanguines : un recueil à lire sans
modération et à mettre entre toutes les mains… sans aucune protection.
Joël Glaziou
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