mercredi 27 juin 2018

COUPS DE COEUR POUR L'ETE : JAUFFRET, MAUGUIN, PUJOL


Avant de boucler la valise ou le sac à dos, n’oubliez pas de glisser un recueil ou deux, en pensant aux heures de transport dans le train, l’avion ou le bateau, aux moments de pause sur le sable ou sur l’herbe au bord d’un chemin… Et recueillez-vous à l’ombre d’un arbre ou d’un parasol ! Selon votre humeur et la couleur du ciel, Harfang vous propose ses coups de cœur pour l’été : du noir avec Régis Jauffret au rouge avec Véronique Pujol en passant par une palette de toutes les couleurs avec Marc Mauguin… et Edward Hopper.

Bon été et bonnes lectures !

Microfictions 2018, Régis Jauffret, Gallimard, 1024 pages, 25 €
Même si le mot « roman » est écrit sur la couverture, il s’agit bien de 500 « microfictions » de deux feuillets maximum (comme pour le premier volume de Microfictions paru en 2007). L’on sait bien que les notions de genre, les appellations sont souvent de simples étiquettes sur un emballage. Roman donc, mais aussi fragments de vies et nouvelles du monde d’aujourd’hui.
L’essentiel est que l’ensemble ainsi constitué offre un tableau  exceptionnel de notre société contemporaine à travers des récits de vie, tous écrits à la première personne, alternativement masculine ou féminine. Cette collection de « curriculum vitae » concurrence à la fois les registres d’état civil, les pages blanches de l’annuaire téléphonique (il est d’ailleurs classé par ordre alphabétique des titres d’Alexandre Crémeux à Xavière Téton) et le dictionnaire des personnages de la Comédie Humaine de Balzac… qu’il faudrait simplement rebaptiser « tragédie humaine » en raison de la noirceur accumulée d’un bout à l’autre.
Car toutes les vies y sont ratées, contrariées, empêchées.
Tout y est misérable qu’il s’agisse de travail, d’argent ou de sexe. Tout y est maladie (comme dans « Papa cancer » ou « Moi le sein, lui la prostate »), crime (« Poisson pané ») et perversion (« Vendredi sodomie » ou « Nuit de Walpurgis »).
Tout y est violence quotidienne dans la société, au bureau, en famille où se succèdent suicides, infanticides…
On ne peut qu’être perturbé par la noirceur du propos et en même temps on ne peut être qu’admiratif devant la prouesse qui réside sans doute dans le style parfaitement maîtrisé à la fois dans chaque texte écrit au couteau, creusant la vie et les chairs dans les moindres détails et aussi dans l’impression d’unité qui se dégage de l’ensemble dont la lecture ne peut laisser indemne.
  Joël Glaziou


Les attentifs, Marc MAUGUIN, Collection « Les Passe-murailles », Robert Laffont, 192 pages, 18 €

 Avec ce recueil, M. Mauguin inaugure une nouvelle collection qui se propose de mettre des mots « entre rêve et réalité » sur des tableaux, des photographies ou des films…
Il a choisi 12 tableaux du peintre américain Edward Hopper (1882-1967). Tableaux que chacun a en mémoire et que chacun croit connaître. Mais ici ils sont revisités. Car les personnages, souvent des femmes, se mettent à vivre sous nos yeux. Souvent figés sur la toile comme dans un arrêt sur image,  on les voit s’animer comme dans un film, on découvre leurs sentiments, leurs émotions, leurs sensations, leurs attentes. D’où le titre peut-être puisqu’ils sont tous sens en alerte, en attente d’une suite. Peu à peu leur histoire se révèle en développant un détail de leur vie passée ou en dévoilant ce qui se cachait derrière l’image instantanée du présent. Un détail au « second plan » d’un paysage ou d’un décor intérieur pouvant devenir l’élément central au « premier plan » de la nouvelle.
Chaque tableau pourrait alors n’être qu’un « pré-texte » mais les mots n’en sont ni la traduction ni la trahison. La réussite de ce recueil est d’avoir été au-delà en proposant une analyse psychologique et sociologique de l’Amérique des années 1930-1960. Ce qui aurait pu être un jeu de miroir entre image et texte, simple plaisir de lecture, divertissement léger, devient plus grave -sans aucune lourdeur ni didactisme- en informant sur la situation sociale et en interrogeant sur les drames vécus par chacun. Entre grave et léger, chaque tableau invite à pénétrer un aspect de la vie américaine, de la vie d’un homme, d’une femme avec ses interrogations, ses drames quotidiens à travers divorces, départs, abandons, fuites... Devant l’extrême variété des sujets abordés, l’unité de cette suite est assurée par certains personnages récurrents. On passe de la nostalgie pour une femme à sa fenêtre quand le passé revient (dans « Lointain ») à la jalousie pour celle qui repense à sa vie (dans « Ombre portée »). On passe de l’hypocrisie face aux codes et aux convenances d’une société (dans « Premier plan ») aux interrogations sur la vieillesse, la maladie (dans « Contraste » et « Empâtement ») et la pensée de la mort (dans « Cadres »).
M. Mauguin réussit là une belle galerie de portraits qui transporte le lecteur au cœur de l’Amérique du XXe siècle.

Joël Glaziou

 
Sanguines, Pascale Pujol, Quadrature, 96 pages, 15 €

Si les mots fleurissent quand il s’agit de parler des règles, menstrues, lunes et autres fleurs rouges arborées par les femmes chaque mois, P. Pujol a choisi de parler de « sanguines », mot riche de sens et de sang. Et d’en parler sans tabou en utilisant différents registres et tonalités pour mieux s’adresser à tous les gen(re)s, pour mieux montrer comment les femmes mais aussi les hommes appréhendent cette réalité cachée, souvent refoulée.
Si certaines attitudes relèvent de pratiques occultes proches de la « magie rouge » où Vénus est invoquée pour séduire un homme, proches des « délires ésotériques » chez trois colocataires qui cochent leur calendrier mens(tr)uel en attente de vérifier « l’alignement des planètes » ou encore proches des rituels d’initiation ou de « passage » lorsqu’on se transmet de mère en fille « la boîte à secrets », d’autres attitudes vérifient encore la permanence de tabous lorsqu’un simple « vernis à ongles » sur les doigts signifie l’interdiction de toutes relations sexuelles. Et « la coupe est pleine »  lorsque les membres  (tous plus sexistes et machistes que les autres) d’un conseil de direction d’une entreprise essayent de trouver les meilleurs moyens d’écouler leur production de serviettes périodiques.
Mais les plus nombreuses enfreignent ou renversent les interdits, préjugés, codes et autres « règles » sociales habituelles. Ainsi lorsque les hommes, ces « messieurs Ragnagnas » se retrouvent au rayon de l’hygiène féminine dans une grande surface. Quand un jeune homme décroche son premier emploi dans la société « Lady net » spécialisée dans le nettoyage des toilettes féminines. Enfin quand un médecin, tout en discutant autour d’un « samovar », fait changer d’avis une jeune femme venue pour avorter avant son mariage.
Sanguines est bien ce mot juste, ce fil rouge qui permet d’enchaîner sans lourdeur les données biologiques, sociales, économiques qui traversent ces douze « tableaux »… sans oublier -last but not least-  la donnée esthétique quand on désigne ainsi quelques œuvres sur papier qui n’ont jamais si bien porté ce nom et qu’on présente pudiquement sous l’appellation de « technique mixte » !
Sanguines : un recueil à lire sans modération et à mettre entre toutes les mains… sans aucune protection.  
Joël Glaziou

 

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