mardi 2 juillet 2013

Coups de coeur de l'été : A. EMERY & M. MOREAU

Parmi une vingtaine de recueils reçus, lus, analysés ces derniers mois, Harfang a retenu deux titres pour cet été... à lire au calme. Pour cela, isolez vous sur île, sur un bateau... dans un hamac ou dans une coquille... Peu importe où... mais lisez !
 
 
Harfang vous souhaite un bon été... et de bonnes lectures !
 
  
 
D’aussi vastes déserts, Alain Emery, La tour d’Oysel, 176 p., 14 €
 Derrière ce titre sibyllin, sept nouvelles qui ont en commun d’être écrites à la première personne et de mettre en avant un narrateur qui est plus que jamais ici « celui qui sait » et qui guide le lecteur dans la recherche de la vérité sur les personnages, sur leur passé, sur leurs actes… Aucune opposition manichéenne entre ceux qui savent et ceux qui ignorent, souvent décrits comme une sorte de chœur antique, mais une patiente interrogation sur les différentes versions qui courent, les différentes hypothèses qui permettraient d’expliquer telle ou telle attitude…
Ainsi dans « Aux sangs farouches », s’agit-il de trouver la vérité historique sur la tour de la Folie douce, construite par Guise pour servir d’observatoire selon Duby ou selon Elias comme simple « folie » à la mode du XIXe siècle ? ou s’agit-il de trouver la vérité sur Rachel, lointaine descendante de Guise, « loup de mer en jupons », dont la fin sera tragique comme tous les membres de la famille selon certains… mais que le narrateur perçoit différemment après avoir passé quatre années en sa compagnie.
 
Dans « à l’écart du fleuve », quel parfum le passé laisse-t-il dans les mémoires ? Le narrateur s’oppose aux « gens de la Pointe » sur le comportement de Gwladys qui se rend au cimetière à moto, vêtue de cuir et parfumée de trois gouttes de jasmin ? Pleure-t-elle Jacques, son amour, peintre qui a connu son heure de gloire avant de sombrer (maladie ? alcoolisme ?) et qui n’a retrouvé son énergie créatrice qu’après la rencontre de Marie (qui sera tuée par son mari ivrogne ?) ?
Dans le « casier 52 » qui appartenait au maître nageur qui a précédé le narrateur, on découvrira pourquoi Rudy Pollock fut arrêté, emprisonné puis relâché après la découverte du corps noyé de Lola ? victime d’un vagabond ? d’un rôdeur ? d’un manipulateur ?
Dans tous les cas, le style et la langue toujours fluides sont au service d’une histoire sans fioritures. Et c’est particulièrement le cas dans la première nouvelle qui donne son titre au recueil. Le narrateur, ex pianiste devenu coiffeur, accueille dans sa Cambuse Salvatore, un Chamoine et le Toubib qui ont chacun à leur manière « traversé les mêmes déserts » de la solitude. Se considérant comme des exilés, des « apatrides », ils ne retrouvent une patrie que dans le salon autour de Léna, une fillette de dix ans quelque peu délaissée par ses parents. Qu’est-ce qui les pousse à agir ainsi ? Loin des conversations habituelles de salon de coiffure, chacun dévoile peu à peu son passé et révèle ses secrets.
En faisant le portrait de ces personnages au comportement atypique, A. Emery peint la diversité et la complexité des passions intemporelles tout en montrant les différentes facettes de la condition humaine. Laissant souvent le lecteur perplexe devant les différentes interprétations et libre de choisir celle qui lui conviendra…
Comme dans son recueil précédent Divines antilopes (La Tour d’Oysel, 2010), on a affaire à un recueil exemplaire composé de vraies nouvelles (même si les chutes ne sont pas systématiques) où le lecteur est embarqué dès la première phrase et mené pas à pas par un narrateur jusqu’à la dernière ligne. Et quand on referme le livre - alors que le parfum des nouvelles de certains recueils s’évapore rapidement - vous restez imprégné par l’atmosphère et les personnages vous habitent encore longtemps.
 

Suzanne aux yeux noirs, Manon Moreau, Editions Delphine Montalant, 136 p., 16 €

Le lecteur pressé qui lirait trop vite ces dix huit nouvelles, comme le passant trop pressé, ne verrait sans doute pas ces « suzannes aux yeux noirs grimpant sur la tonnelle » près de « la maison »… Il passerait à côté de l’essentiel, négligeant les détails qui donnent sens. Car ici il s’agit de voir, de sentir, de comprendre, de faire des liens entre les choses, entre les êtres, entre les événements… qui pour certains resteraient anodins, incongrus, insignifiants.
 
Pourtant le lecteur est prévenu dès le titre de la première nouvelle « Détail » : devant un chaton apporté par Johanna et que son mari Jacques refuse d’un « Non. Pas question d’en parler », elle se souvient de ce même refus de Jacques quand elle avait voulu un enfant : alors « Détail » sera le nom du chaton qu’elle adopte. Certes c’est « un détail, mais les détails sont importants » (p. 54). Détail dont l’importance se mesure en enjeu de vie, d’amour ou de mort. Ainsi au moment où un patron de bar entend à la radio que les chances de survie d’un marin tombé en mer « sont extrêmement ténues », il regarde deux jeunes amoureux attablés devant lui, aveugles et sourds au monde qui les entoure. On l’a compris le détail ne réside pas dans la chose ou le fait lui-même, mais dans le rapport qu’il entretient avec d’autres chose, d’autres personnes, d’autres événements. Ainsi un autre homme dont le métier est de convaincre de fermer des usines, de licencier, de reclasser, entend aussi à la radio qu’à six heures du matin une « jeune femme est morte percutée par un train » et que son bébé est « à l’hôpital dans les limbes », puis apprend que récemment licenciée, elle se rendait justement à son nouveau travail et comprend enfin qu’il est à l’origine de ce drame et que la jeune femme est une victime collatérale de ses propres licenciements.
Alors il faut prendre le temps de lire pour savoir pourquoi cette femme veut sauver deux cent deux peupliers déjà qui sont déjà vieux et que Théodore veut abattre… pour savoir pourquoi le bouquet de roses reçu chaque année pour son anniversaire est si important pour cette autre… pour savoir pourquoi ce père se réjouit de chaque dimanche matin où il va conduire sa fille Anaïs et son poney Bayard pour les compétitions hippiques… pour savoir pourquoi Céleste en écoutant le kaddish repense aux poupées qu’elle enterrait au fond du jardin avec son amie Julia…
Aucune de ces nouvelles, aucun de ces détails n’est à négliger : ce sont eux qui donnent un sens à la vie.