vendredi 10 juillet 2015

QUE LIRE CET ETE : ROMANS OU/ET NOUVELLES ?


ou quelques interrogations sur les genres et les appellations

Les ouvrages récents de Cavailles, Jauffret, Mauvignier, Quignard, Thobois et quelques autres sont-ils des romans (comme l’indiquent les couvertures)… ou bien des longues nouvelles isolées… ou encore des recueils de nouvelles ?
Autrement dit, le lecteur peut-il se fier aux étiquettes… ou doit-il s’interroger comme le consommateur qui fait ses emplettes dans les rayons de son hyper marché ou sur l’écran de son ordinateur ?
Souvent le seul critère de longueur a semblé pertinent pour distinguer un roman d’une nouvelle. Mais est-ce aussi simple ?
Déjà dans les siècles passés, l’appellation est fluctuante : La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette est-elle une longue nouvelle historique ou un roman d’analyse psychologique ? Et Colomba de P. Mérimée est-elle une longue nouvelle ou un court roman ?
L’interrogation reste d’actualité lorsqu’on lit la Vie de Monsieur Leguat (72 pages, éditions du Sonneur) de Nicolas Cavaillès qui est sous-titré « roman » (par l’auteur ? par l’éditeur ?) mais qui a reçu le Prix Goncourt de la Nouvelle 2014 ! Et plus récemment Le plancher de Jeannot d’Ingrid Thobois présenté comme « roman » mais qui ne dépasse pas les 75 pages (Buchet-Chastel, 2015) ! Dans ces cas et dans d’autres similaires où l’on raconte l’histoire d’une vie, certains proposent plutôt de parler de « récit ».
 
Derrière ce critère de longueur se cache souvent un jugement de valeur. Certains jugent, en reprenant la formule d’Ambrose Bierce, qu’un roman n’est qu’une « nouvelle considérablement rembourrée ». D’autres jugent, selon l’humeur, qu’une nouvelle est un roman avorté ou un embryon de roman.  Plus que la longueur, l’essentiel n’est-il pas de savoir si la narration « fonctionne » et si le lecteur y trouve son plaisir ?
L’interrogation prend une autre dimension lorsque l’on passe de la nouvelle isolée au recueil et que l’on oppose la diversité des nouvelles rassemblées en recueil à l’unité du roman. Nouvelles au pluriel contre roman au singulier. Et le problème se complique, notamment ces dernières décennies, puisque de nombreux recueils de nouvelles se retrouvent affublés de l’étiquette « roman ». Cette ambigüité de définition et d’appellation étant souvent entretenue par nécessité éditoriale. Certes l’étiquette ne fait pas le produit… mais le lecteur peut se sentir trompé (tout comme le consommateur peut être trompé sur la marchandise… quand il trouve du cheval dans son pâté certifié pâté d’alouette !)
Ainsi L’ange aveugle (Le Seuil, 1992) de Tahar Ben Jelloun est-il appelé « roman » alors même que les nouvelles qui le composent ont été publiées précédemment comme « nouvelles » dans la presse… et devient « recueil de nouvelles » lors de la réédition en collection de poche quelques années plus tard.
Plus récemment Régis Jauffret dont les 500 Microfictions (Le Seuil, 2007) sont sous-titrées « roman », récidive en publiant aujourd’hui Bravo (Le Seuil, 2015) un ouvrage sur le thème de la vieillesse sous-titré lui aussi « roman » et qualifié par l’auteur de « roman-mosaïque » mais qui propose bel et bien 16 nouvelles, excellentes au demeurant et toujours aussi incisives (qui se lisent de manière indépendante)… Mais tout recueil n’est-il pas aussi une « mosaïque » de textes ? Et Mosaïque n’est-il pas le titre choisi par Prosper Mérimée quand il décida de regrouper ses nouvelles et de composer un recueil ?

Parallèlement, Laurent Mauvignier spécialiste du roman polyphonique, « roman choral » comme on dit aujourd’hui, publie Autour du monde (Minuit, 2014) roman composé de quatorze histoires (nouvelles ?) qui se situent dans toutes les parties du monde, quatorze destins touchés par  le tsunami de mars 2011… Le lecteur passe ainsi d’un pays à l’autre autour du monde, d’un personnage à l’autre -parfois à l’intérieur d’une même phrase- mais les nouvelles s’enchaînent en un continuum d’histoires, sans rupture narrative. Ici l’art de la chute est remplacé par l’art du rhapsode, l’art de la transition, de la couture invisible.
Cela n’est pas sans rappeler que dans les années 90, avec Chien de gouttière (Seghers, 1990) et Esperluette et compagnie (Seghers, 1991), Hôtel intérieur, nuit (HB éditions, 1995),  Jean-Noël Blanc avait lancé la formule de « roman-par-nouvelles » lorsqu’une unité de lieu, de temps, de personnages, de thèmes donnait plus de cohérence à l’ensemble ainsi constitué.
Mais n’est-ce pas là brouiller encore plus les repères ? Là où le romancier cherche à diversifier les voix narratives (pour ne pas ennuyer son lecteur ?) le nouvelliste est en quête d’unité et d’une composition qui relie les éléments entre eux pour éviter la dispersion.  C’est considérer que l’ensemble (roman ou recueil) est supérieur à la somme des parties (nouvelles isolées). La composition unifiée d’un recueil créerait donc une plus-value, un surplus de sens.
Dans les deux cas et de manière opposée, ce que cherche l’écrivain (romancier ou nouvelliste) n’est-ce pas l’unité dans la diversité ? Peu importe le moyen d’y parvenir. Le complexe que le nouvelliste peut développer à l’égard du romancier peut être dépassé à condition d’oublier l’opposition entre « unité OU pluralité » pour la fusion entre « unité ET pluralité » ! C’est ce que proposait déjà Marcel Arland dans ses « recueils-ensemble » comme Il faut de tout pour faire un monde (1947) ou L’eau et le feu (1960). L’unité et la diversité sans la dispersion lorsque dans un recueil, la composition et les liens entre les nouvelles font que l’ensemble est supérieur à la somme des parties, des nouvelles isolées. Et que les fragments puissent s’organiser et former une figure lisible… Pour prendre une métaphore usée, c’est voir le bouquet et ne plus percevoir la fleur dans le bouquet… C’est ce défi que semble avoir surmonté Mauvignier… mais que Jauffret n’a pas réussi à relever.
N’est-ce pas là aussi le projet de Pascal Quignard depuis des décennies, avec les huit tomes des Petits traités, les neuf tomes parus à ce jour du Dernier royaume, œuvre en cours qui volume après volume  mêle tous les genres (aphorismes, proses poétiques, essais, notes, fragments de journal, nouvelles, contes, fables…). Les académiciens Goncourt ne s’y sont pas trompés en lui attribuant le Prix Goncourt en  2002 pour le premier tome Les ombres errantes.
N’est-ce pas déjà fait en littérature jeunesse où la pratique est courante.  Pour preuve ce « roman à sept voix » On n’a rien vu venir (2012, Alice Éditions) où sept auteures ont écrit une nouvelle sur la situation dans sept familles différentes à  la suite de l’élection du Parti de la Liberté… qui une fois au pouvoir exclut ceux qui s’écartent de la norme et supprime une à une toutes les libertés ! Rien d’étonnant à cela. Car pourquoi les recettes qui font le succès des séries télévisées ne pourraient pas être transposées à la littérature ?
En la matière, l’auteur a donc tous les droits… Pour lui, seule l’écriture importe. Le véritable créateur évite de reprendre les mêmes moules et les mêmes recettes. Les genres sont à recréer sans cesse. J.-M. G. Le Clézio n’écrivait-il pas en 1965 en avant-propos à son premier recueil  La Fièvre que les genres, « les poésies, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne, ou presque » ?
Quant au lecteur, qu’importe l’appellation, pourvu que l’ivresse de la lecture soit au rendez-vous.