mercredi 29 avril 2015

Coups de coeur : ADAM, DUBIN, GREGGIO...


Les impudiques, Philippe Adam, Verticales, 208 pages, 18 € 50

Après avoir traité la vieillesse dans Centenaires (2010) et les jeux de hasard dans Jours de chance (2011), P. Adam reprend ici le même dispositif narratif en inventant des témoignages sur la sexualité. Entre enquête sociologique et reportage journalistique, il donne la parole à nos contemporains en proie à la libido. Le lecteur se trouve alors devant une sorte de kaléidoscope, multipliant les points de vue et composant ainsi une sorte de patchwork fait d’instantanés, de fragments, de monologues…
 

De longueur, de registre et de ton très différents, certains de ces instantanés qui saisissent souvent avec dérision la misère sexuelle de l’époque ne sont pas sans rappeler les « nouvelles en trois lignes » de F. Fénéon ou encore les « microfictions » de R. Jauffret.
 
    Pour éviter la dispersion et l’ennui, P. Adam a introduit quelques séries, sortes de mini-feuilletons qui apportent une certaine continuité à l’ensemble. D’abord avec cette femme qui raconte sa première fois, sa deuxième… sa vingtième… et « les fois d’après » tant la série semble inépuisable ! Puis les messages échangés avec Jean-Louis sur un forum… Et l’histoire de la vengeance de Suzanne malmenée sur le tournage d’un film porno. Aussi l’histoire de Solange, la mamie vedette de « Solange est aux anges »et « Solange s’envoie en l’air » qui tourne des pornos pour arrondir ses fins de mois ! Ou encore les déboires d’un couple homosexuel à Avranches. Et enfin les aventures, vécues épisode par épisode, de cette chinoise qui arrive dans un village de montagne où n’habitent plus que des hommes.

S’il s’agit bien de récits impudiques, il convient pourtant de préciser que l’on est loin de la vogue hard et des clichés à la mode sur l’érotisme. Et d’ajouter qu’il y a aussi de l’humour (avec ceux qui annotent le dictionnaire médical sur l’anatomie d’un sein ou d’une verge), de la dérision (ah ! les récits de fiascos !) et enfin beaucoup de tendresse pour tous ces personnages qui sont souvent à la dérive.

Signalons enfin (cerise sur le gâteau !) le plaisir de lire de superbes « micro-nouvelles » qui auraient pu figurer dans notre rubrique « Cent mots pour le dire ». À lire entre autres « Compter les moutons » (p. 128) ou « Sans rancune » (p. 155) : un régal !

Joël Glaziou

L’Empouse et autres écarts, Sylvie Dubin, Paul&Mike,  258 p., 15 €

Après la galerie de femmes de son premier recueil (Selon elles qui lui a valu le Prix de la Nouvelle de la Ville d’Angers en 2010), S. Dubin offre aux lecteurs un recueil tout aussi composé, mais dans un registre très différent, souvent proche d’un fantastique littéraire et « insolite » comme le qualifie Myriam Boucharenc dans la préface.

Chacune des 14 nouvelles se situe entre rêve et réalité et repose sur un écart par rapport à la norme ou la logique dans les actes les plus simples de la vie quotidienne. Écart aussi par rapport aux codes et aux genres littéraires. Écart de langage enfin qui génère souvent l’histoire elle-même.
Ainsi dès la première nouvelle, le titre (Le chagrin dans la peau) et le nom du personnage (Valentin Azerty) renvoient le lecteur au fantastique balzacien. Et aussi au conte de fées puisque la machine à écrire chinée dans une brocante possède le don de « dire la vérité » et que chaque phrase écrite est aussitôt exaucée…
    Mais pour trouver le vœu ultime avant l’usure du ruban, il faudra quitter le fantastique en revenant à la réalité et à la situation initiale.

Écart également par rapport aux mythes quand dans une nouvelle proche de la science-fiction, « Mutatis mutandis », le mythe biblique de la création est inversé. Quand Gabriel, ancien torero et nouveau Thésée, inverse le mythe du minotaure dans les « passages circulaires » et le labyrinthe des arènes dont il est devenu le gardien. Ou quand à la faveur d’un froissement de voile, c’est Galatée qui crée littéralement le sculpteur. 

Écart enfin par rapport aux codes et aux genres quand dans la nouvelle centrale (le recueil étant composé en miroir) « In folio », le personnage se retrouve dans le décor d’un roman policier qu’il a lu autrefois et où personnage et lecteur sont invités à chercher « derrière le rideau ».

Avec ces écarts et ces petits décalages, l’auteur laisse du jeu, crée  un espace où le sens peut s’insinuer et le lecteur faire preuve de perspicacité et d’imagination. Qu’il s’agisse du jeu de piste ou du jeu de mots, d’une enquête policière ou d’une quête de sens, le lecteur est invité à déchiffrer, à décoder ce qui s’écrit à l’envers du texte, « derrière le rideau ». Pour cela, il doit lire dans chaque mot, dans chaque écart la trace laissée par l’auteur. Un peu comme les cailloux du Petit Poucet pour retrouver son chemin.

Ainsi la deuxième nouvelle joue sur la polysémie puisque l’histoire se construit sur les trois acceptions du mot « empouse » : insecte, spectre et fausse idée.

Pour d’autres, onomastique et anagramme sont autant d’indices de lecture. Dans « À corps écrit », le personnage qui voit sa peau se couvrir de lettres, de mots, de « phrases-Babel » qui mêlent des langues inconnues… s’appelle Lentiret (anagramme de « lettrine »)… Quant au double qui parasite la vie du narrateur qui voulait se suicider, il s’appelle Anderich (ander-ich : « l’autre-moi » en allemand).

Enfin, si la contrepèterie finale dans « Les scélérates » peut être une aide secondaire pour le lecteur,  le jeu palindromique présent dans les onze sous-titres de la très borgésienne « Prophétie des miroirs » est essentiel pour sa compréhension.

Avec son lot de miroirs, de doubles, de cercles et de labyrinthes, on se trouve bien dans un univers fantastique. Mais au-delà des clins d’œil évidents à Borgès et Cortazar, dans cette bibliothèque infinie qui se tient à l’envers de ce recueil, il y a aussi des références à des livres et des auteurs imaginaires qui ne doivent pas faire oublier que l’humour est aussi une forme d’écart, une prise de distance par rapport au réel.

Ce faisant, à la manière d’un Raymond Roussel qui livra la clé de ses romans dans son ouvrage intitulé « Comment j’ai écrit certains de mes livres », S. Dubin lève le voile ou le rideau en nous livrant métaphoriquement quelques secrets d’écriture et quelques leçons de lecture. Qu’elle en soit ici remerciée !

Joël Glaziou
 

Femmes de rêve, bananes et framboises, Simonetta Greggio, Flammarion, 144 p., 17 €

Voici sept nouvelles traversées par l’amour et la mort. Vie, amour et mort mêlées en une danse légère et grave comme dans la chanson de Paolo Conte qui mêle « femmes de rêve, bananes et framboises »  et qui donne son titre à ce recueil.

Dans « Os de lune », il y a la légèreté d’un « rêve d’oiseaux de toutes les couleurs » et d’un air de violon en plein cœur du camp d’Auschwitz, au moment où le personnage perd son ami Mirko. Il y a aussi le regard de Mond, la chienne  SS au nom de lune qui « était du côté de la vie » et qui l’accompagne au moment de fuir le camp au péril de sa vie.

Légèreté et gravité aussi, dans l’évocation de Romain Gary dont la vie oscille entre « la joyeuseté de la rage [et] la vitalité de la colère » et dont la silhouette hante la nouvelle « quelque chose comme du bleu ». Et l’on sent le regard de compassion de Simonetta sur  un Romain Gary au moment où sa vie bascule, où Jean Seberg s’éloigne et où il se dédouble en Emile Ajar !
N’est-ce pas ce même regard que l’on retrouve chez le personnage de la nouvelle « il pleuvait quand je suis partie » (déjà publiée dans Harfang N° 42) qui  avoue n’aimer que ceux qui sortent de la norme : « je n’aime que les anomalies et les fêlures chez les êtres, les déchirures et les failles, car c’est par là que s’engouffre la vie, que la lumière passe » (p. 95) ?

Car S. Greggio porte sur ses personnages un regard bienveillant, un regard de compassion, « compassion animale, celle que l’homme devrait avoir pour l’homme, pour les arbres et l’herbe et tout ce qui l’entoure » (p. 17). Regard de compassion sur l’enfant qui nait, sur l’ami qui meurt, sur l’amant après l’amour, sur l’amour qui s’éloigne.

Enfin, léger et grave, il y a l’amour jusque dans la mort quand S. Greggio dresse la liste de tout ce qu’elle aime dans la vie (nager la nuit, dîner sous le mûrier, écouter les Suites pour violoncelle de Bach, frissonner de fièvre, penser à la mort, penser à la vie…) et organise ses propres funérailles en souhaitant que des garçons « nus et gémissants, se jettent sur [son] cercueil » !

Joël Glaziou