Effractions, Pierre Peju Gallimard, 304 p., 21 €
Dans ces trois nouvelles (ou petits romans ?) de cent pages placées
sous le titre générique des « effractions »,
les personnages saisis à trois âges de la vie sont surpris par un événement
qui vient les bousculer et faire irruption dans la vie d’autres personnages et
aussi par la rencontre de hasard avec une femme dont on ne sait si elle sera
providentielle ou non.
Dans la première nouvelle qui donne le ton et le titre au recueil, Thomas,
jeune voyou qui vient de braquer une banque et qui est poursuivi par la police,
se réfugie sur une île où travaille Alice Watt, artiste peintre marginale et
déjantée. Surprise dans le secret de son atelier, celle-ci le contraint à
travailler pour elle, à peindre… Mais jusqu’où le mènera cette « effraction » ?
Dans la deuxième, un écrivain reconnu s’apprête à prendre l’avion pour se
rendre à un festival littéraire en Tunisie… à ses côtés, un homme qui lui
ressemble fait un malaise. Il se retrouve alors (par hasard ?) à Tunis,
avec les papiers d’un archéologue nommé Neumann dans une sombre histoire de
services secrets français et tunisiens ayant pour objectif d’éliminer une certaine
Yasmine… Jusqu’où le mènera cette « usurpation »
d’identité ?
Enfin dans la troisième intitulée « péremption »,
Victor qui à plus de soixante dix ans s’est inscrit à un club un peu spécial,
arrive à Biarritz où son « contrat »
stipule qu’il doit y exécuter une
personne en sachant qu’un jour lui-aussi sera la cible du même contrat… Mais en retrouvant Élisa, il aimerait revenir sur ce
pacte diabolique : jusqu’à quand pourra-t-il en reculer l’échéance ?
Empruntant aux codes du polar auquel il ajoute une bonne dose d’humour et
de fantastique, ce recueil est aussi une réflexion sur l’art, la littérature,
l’identité, la vieillesse et la mort. P.
Péju signe là un recueil exemplaire où les surprises successives multiplient
le plaisir des lecteurs…
Nouvelles ukrainiennes, Emmanuel Ruben, Points Seuil N°5612, 190 p., 8,90 €
Que vous ayez déjà lu -ou n
on-
tous les livres d’E. Ruben et que
vous pensez savoir tout -ou tout ignorer- sur l’Ukraine, dans tous les cas, ce
recueil est fait pour vous.
D’abord sans se conformer aux diktats de l’actualité et des médias, c’est l’occasion d’en apprendre plus sur l’histoire, la géographie, l’économie de l’Ukraine… et surtout sur les ukrainien(ne)s, jeunes ou vieux. Au fil des pages, on découvre leurs portraits croqués en quelques mots, leurs traditions, leurs légendes, leurs croyances, leur culture, leurs habitudes de vie quotidienne. Que ce soit à travers les pérégrinations de l’auteur à vélo avec Vlad, ou bien que ce soit en train avec Kolia et Katia, jeunes mariés de retour dans leur village natal…

Ensuite parce que dans « Confluence imaginaire » vous retrouverez Vlad, le compagnon de route imaginaire de « Sur la route du Danube » (2019). Et aussi parce que le cimetière abandonné du « dernier des Khazars » vous rappellera « Halte à Yalta » (2010) et annonce « Les méditerranéennes » (2022)…
Le recueil se clôt sur le « retour à Kiev » en février 2014, quelques mois après la révolution citoyenne de Maïdan, où E. Ruben part à la recherche de son ami Yarick et se fait le « témoin de l’après, le témoin du désenchantement ».
Ainsi chaque texte est le reflet de ce qui anime l’écriture d’E. Ruben depuis ses débuts.
Ainsi une œuvre se compose sous nos yeux comme les morceaux d’un puzzle que le lecteur peut reconstituer au fur et à mesure…
· Précisons que les bénéfices de la vente de ce livre sont reversés à l’ONG Bibliothèques Sans Frontières qui œuvre pour l’accès à l’éducation et l’information des réfugiés ukrainiens.
Le musée des contradictions, Antoine Wauters, éditions du Sous-sol, 112 pages, 16 €
Voici un recueil original d’abord
dans sa forme puisqu’il est composé de douze discours, douze monologues mais
aussi dans son contenu qui reprend les
grandes revendications de notre époque et les interrogations sur la misérable
condition des femmes et des hommes d’aujourd’hui.
Cris, pleurs, requêtes,
récriminations, révoltes ne sont pas d’un individu mais d’un groupe, d’un
collectif où le « nous »
est omniprésent, sorte de chœur antique qui s’adresse tour à tour aux
magistrats, aux voisins et voisines, aux maris, aux mamies, aux ministres… et
aussi, pour n’oublier personne, au Président et à Dieu lui-même !
Ce sont les discours de ceux qui
n’ont plus accès libre aux plages, le « discours
d’une troupe en pyjama » composée de vieillards évadés d’un Ehpad, et
aussi les discours de jeunes, d’enfants, de petits- enfants, de marginaux, de
citadins, de ruraux…
Revendications sociales,
économiques, écologiques qui s’opposent aux discours des responsables politiques
d’abord parce que « les mots se
mettent à dire le contraire de ce qu’ils disent » et ensuite parce que
même si l’on vote « cela ne change
rien ».
Comme le titre l’annonce, ces
discours ne sont pas exempts de contradictions conscientes et assumées car « il
y a d’un côté l’envie de se faire un peu de mal, de l’autre l’envie de se faire
un peu de bien » (p. 11).
Rares sont
les recueils qui parlent aussi bien de la réalité contemporaine, rares sont les
recueils éminemment politiques sans
sombrer dans les écueils partisans. C’est donc tout à l’honneur des
académiciens Goncourt de lui avoir attribué le Prix de la Nouvelle 2022…
Les passagers, Gilles Verdet,
éditions Rhubarbe, 94 pages, 12 €
En parlant de « passagers », G. Verdet parle aussi de passages et de passeurs. Passeur du fleuve Guadiana entre Espagne et Portugal
comme Eduardo, passeurs de drogue ou comme François et Françoise, petits
retraités français qui trafiquent pour arrondir leurs fins de mois.
Les premières lignes du recueil
le disent clairement : « les
limites territoriales, les migrateurs les ignorent »… car les oiseaux
tout comme les personnages ignorent les frontières qu’elles soient sociales,
économiques ou morales… mais d’abord et surtout géographiques, que l’action se
passe en France, en Allemagne, en Espagne, au Portugal ou au Maroc ou que le
lieu donne le titre de chacun des sept passages : « fleuve, périf, mer,
détroit, ciel, horizon, delta ».
Les personnages passent donc
d’un lieu à l’autre, revenant de manière récurrente d’une nouvelle à l’autre.
Ce faisant, G. Verdet ignore les
limites narratives et les codes et franchit allègrement les frontières poreuses
entre les genres : les nouvelles s’enchaînent en une suite narrative comme dans un « roman-par-nouvelles » selon
l’appellation de J. N. Blanc…
assurant ainsi une continuité et renforçant l’attention et le plaisir du
lecteur.
Continuité aussi, puisque ces
nouvelles, écrites au fil des années qui passent, sont bien reliées par un fil
rouge que l’on trouvait déjà dans la nouvelle centrale intitulée « Le détroit » publiée dans
Harfang (N° 45) en 2004 !
Sept nouvelles au fil de l’eau,
sept balades tragiques où l’on croise des personnages haut en couleurs comme
sait si bien les saisir G. Verdet :
outre les deux banlieusards retraités, Angela une ex-allemande de l’est, un
junky anglais, une ouvrière marocaine, un écrivain américain, un tueur à gages…
Merci à Rhubarbe de faire « passer » ce genre de recueil
que chaque lecteur doit faire « passer »
à son tour au plus grand nombre…
(Lire nouvelles et entretien de Gilles Verdet dans Harfang N° 45 & 49)
Suite à lire dans Harfang N° 61 à paraître à partir du 15 Novembre