Avant même l'arrivée du printemps
et la sortie du numéro 44 d'Harfang (le 20 mars),
voici 3 coups de cœur qu'Harfang aimerait vous faire partager
Le grand labeur, Jean-Pierre Cannet, Rhubarbe,
120 pages, 10 €
Après romans, poésies et pièces de théâtre, J. - P. Cannet revient avec un recueil de 16 nouvelles
(dont « Le revenant »
publié dans Harfang N° 40) où l’on retrouve une prose poétique très personnelle
et une peinture expressionniste d’un « paysage
de catastrophe » qui se caractérise par la force de ses images et par
son écriture au couteau.
Dans la plupart des nouvelles, cela commence par une
violence sourde, celle des guerres quand les avions menacent dans le ciel et « quand les chevaux finissent dans les
arbres » (p. 12) ; celle des conflits sociaux, des conflits au
sein des couples et des familles quand la mort rôde déjà et qu’on attend que le
père ou le grand-père en finisse avec la vie. La nature, les animaux (chevaux,
singes, poissons, bœufs…) et les enfants sont les premières victimes. Mais dans
cet enfer des hommes où la mort ne résout rien, les adultes semblent continuer
à vivre, à survivre sans rien voir de la réalité environnante... Et les valeurs
sont inversées : seul l’aveugle semble prévoir l’attaque aérienne en
envoyant l’enfant se cacher dans une bouche de métro. Alors la solution
serait-elle de se cacher dans les entrailles de la terre ? de se réfugier
dans la mer ? ou dans la mère… comme le suggère symboliquement le « voyage à l’envers » de la
petite sœur trop chétive pour vivre qui retrouve la « chambre de muqueuses » du ventre maternel. Comme le
décrit aussi la scène finale où deux enfants,
fuyant une charge de police lors d’une émeute, trouvent refuge dans « l’intime du bœuf et bien après sa
mort » attendant dans les « lueurs
d’igloo, des muqueuses de voile, l’aube d’un bleu qui point ».
Les images surgissent avec force à chaque phrase. Et
les mots, dans leur nudité originelle, retrouvent toute leur puissance et leur
cruauté pour crier la vérité crue du monde comme il va.
J.-P. Cannet
nous rappelle ici que les hommes ont encore un « grand labeur » devant eux pour le « remorquage de la mer » et pour l’oubli des déserts qui
nous entourent.
Joël Glaziou
Sanglier
noir pivoines roses, Gaëlle Heureux, La Table ronde, 160 p., 16 €
Dès les premières lignes, le lecteur est plongé in medias res dans un décor kitsch où
l’on trouve une tête de sanglier accrochée au mur (elle se décrochera et tuera
le père), une bibliothèque de faux livres, une vitrine de chiens en porcelaine,
une collection de porte-clés publicitaires… Autant d’objets insignifiants et de
« petits riens » qui
reviennent, comme dans un rêve, d’une nouvelle à l’autre et dont on dit : « c’est curieux comme certains détails
restent alors que l’essentiel s’efface » (p. 52). Ainsi on se rappelle
les petits carnets bleus mais pas « le
jour où ma sœur est morte » ; on oublie tout pour un « poulet avec beaucoup de
mayonnaise » dont on dit « j’ai
peur que ce ne soit là l’essentiel » (p. 95).
Ces petits riens récurrents qui traversent les 15
nouvelles donnent une tonalité particulière et une grande unité à ce recueil.
Un univers original se met en place où les pivoines
roses d’une nappe dans la cuisine font écho aux pivoines que le mari
violent offre à sa femme pour se faire pardonner un « tympan crevé » ! Un univers où le constat d’une
vie qui sombre dans la banalité et le train-train quotidien fait écho à la
violence qui s’exerce sur les hommes et les femmes : usure des couples et
des corps, maladie, mort… Un univers onirique enfin où surgit parfois un
élément qui vient perturber l’ordre normal : une tête coupée dans la
poubelle qui vient hanter l’esprit d’une mercière, un violoncelle enfermé dans
le ventre de l’arrière-grand-mère, un potamochère qui traverse le rêve d’un
moine (signalons qu’outre les sangliers et autres cochons - que l’on égorge-,
chats, chevaux rouges, poissons rouges -que l’on pêche dans une piscine- et
autres animaux sont légion !)
Pour amener le lecteur à entrer sans réserve dans cet
univers et dans cette galerie de personnages dont elle fait des portraits savoureux,
G. Heureux a choisi des procédés
simples : narration à la première personne, narrateurs très
majoritairement masculins… Au final, une économie de moyens pour un maximum
d’effet !
Un premier recueil prometteur d’une jeune auteur
(qu’Harfang a déjà publiée N° 42 & 43). À suivre.
Joël Glaziou
S’abandonner à vivre, Sylvain Tesson,
Gallimard, 224 p., 17 € 90
De nombreux lecteurs, français entre autres, jugent
une nouvelle à sa chute. En découvrant les 19 nouvelles de ce recueil, ils ne
seront pas déçus. Car si S. Tesson
raconte la chute bien réelle de l’amant qui tombe d’une « gouttière » pour échapper au retour inopiné d’un mari
médecin qui « tombe » juste pour diagnostiquer une fracture du talon,
« la fracture des amoureux »,
il joue aussi sur l’absence d’une véritable chute pour ces deux employés qui
décident de rester coincés dans « le
téléphérique » un soir de Noël pour échapper au traditionnel réveillon
qu’ils espèrent bien passer suspendus dans le vide… jusqu’à ce que les
secouristes viennent les « sauver » ! Il sacrifie même à la
dérision avec Jack, spécialiste de l’escalade qui pare à toute éventualité pour
éviter les chutes, qui part à l’assaut d’une « aiguille invaincue »
dans le massif du Hoggar mais qui en arrivant au sommet découvre « les pitons » d’une expédition
qui l’a devancé 25 ans auparavant ! Il atteint enfin l’autodérision avec
cet écrivain qui pense trouver une idée de nouvelle au cours d’une « promenade », une « fable sur la justice immanente »
avec une chute qui tiendrait « de la
fable morale et de l’éloge de la faiblesse : ce serait écœurant à
souhait » (p. 184). Définition qui résume bien l’esprit de la
vengeance qui n’a rien d’immanente du « snipper »
ou encore du règlement de compte entre deux petits chefs du village de Borodino
dans le cadre d’une reconstitution de « la
bataille » napoléonienne.
On l’a compris, au lieu de s’agiter, ces personnages
auraient mieux fait de rester au lit. La seule morale à en tirer est qu’il
convient de « s’abandonner à
vivre ». Avec une sorte de « fatalisme
qui permettrait de supporter la vie » comme le ressent cette jeune étudiante russe qui éprouve le même « ennui » à se prostituer à
Moscou pour de riches étrangers qu’à voyager et mener une vie de luxe auprès d’un
petit mari français. Sans faire l’éloge du « non-agir » chère à Lao Tseu ou du « supporte et abstiens-toi » d’un stoïcisme bien
maîtrisé, S. Tesson propose la
voie du « pofigisme »
typiquement russe et intraduisible, qui est « résignation
joyeuse, désespérée face à ce qui advient », loin de l’agitation
habituelle de l’homme occidental moderne qui n’est que « signe de vulgarité » (p. 201) !
Joël Glaziou
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